Professeur Sary, comme vous le savez la situation des réfugiés palestiniens au Liban est de plus en plus préoccupante surtout en matière d’emploi. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ? Ne devrait-t-il pas y avoir une exception pour les réfugiés palestiniens du Liban par rapport aux autres étrangers vivant dans ce pays ?
Avant de parler d’exception, ou de loi d’exception pour les Palestiniens, je tiens à dire qu’il ne peut y avoir de loi qui ne soit basée sur la morale. La justice repose sur trois piliers fondamentaux : le droit, le politique et la morale, ce dernier est le plus important et sur lequel se définit la relation entre la politique et la loi.
Comment pouvons-nous accepter le fait que quatre générations de Palestiniens puissent vivre dans ce pays depuis 1948 sans bénéficier d’un droit au travail ? La question devrait être posée à partir de ce état de fait.
Traditionnellement, la droite libanaise a toujours été contre le droit au travail des Palestiniens. Sauf que maintenant il n’y a plus de gauche libanaise, à part le parti progressiste qui a une position un peu claire. Il n’y a pas un seul parti politique au Liban, qu’il soit sunnite, chiite ou chrétien qui accepte le droit au travail des Palestiniens ; comme ce qui existe ailleurs que ce soit en Jordanie, en Syrie ou ailleurs dans le monde. Donc, avant de parler d’une exception faite aux Palestiniens, il faudrait comparer avec ce qui existe à travers le monde.
Seuls les réfugiés ayant résidé 5 ans ou tout au plus 10 ans dans un pays, c’est-à- dire des résidents temporaires ou conjoncturels, qui viennent travailler pour une période déterminée, peuvent ne pas être régis par des lois. Tandis que dans le cas des Palestiniens, il s’agit d’une présence de plus de 75 ans. Il n’y a pas d’autre cas au monde que ce qui se passe au Liban. En même temps, ce pays se plaint du fait que les Palestiniens ne sont pas de bons citoyens. Comment voulez-vous qu’ils le soient alors qu’ils croupissent dans des prisons qu’on appelle « camps », sans droit au travail ni à la propriété ? C’est précisément dans ce contexte que nous devons parler d’exception pour les Palestiniens ; oui, il existe une exception pour ces derniers et celle-ci a été formulée par la loi 128/129 de 2010. Je faisais alors partie d’une campagne qui avait réuni plus de 100 associations, nous étions 10 000 personnes et nous nous étions réunis pour faire pression auprès des parlementaires libanais afin de faire appliquer cette loi. Depuis 2010, il n’y a eu hélas aucun décret ministériel ou autre dans ce sens.
A partir du moment où nous parlons de morale et de valeurs, où les mots ont leur importance, ici on entend combattre et lutter contre ... On devrait plutôt utiliser des mots tels que organiser, établir un plan, non ?
Exact, nous avons affaire à un cas de vol pur et simple. On demande aux patrons libanais et aux réfugiés d’appliquer cette loi alors que le travailleur palestinien touche le tiers du salaire d’un travailleur libanais. J’ai dirigé une recherche dans ce domaine ; ça s’appelle « donkey work » [NDTR : travail d’âne] et ce, dans tous les domaines, même ceux où le Palestinien n’a pas le droit de travailler. Et quand il travaille, il doit payer 23/100ème de son salaire alors qu’il n’obtient que 8/100ème de retraite. On est au niveau de vie de la survie.Il ne s’agit pas de personnes qui ont des salaires élevés comme 5 000 dollars, ceux-là même s’ils perdent, ça reste peu. C’est un vrai problème. Cette loi est tellement injuste, c’est carrément du vol. Aujourd’hui, ils obligent les Palestiniens à la respecter, c’est un non-sens.
Et en même temps, cette loi n’est pas appliquée. Je prends un exemple : je suis professeur à l’université américaine de Beyrouth, je n’ai pas pu embaucher d’assistants palestiniens parce qu’ils étaient palestiniens alors que mes recherches portaient sur la question des réfugies palestiniens. Cela montre que même si l’université américaine accepte de payer les de charges, elle ne peut les embaucher. Ca n’a pas de sens.
Généralement ces décisions sont prises, dit-on, pour lutter contre le chômage des Libanais dont le taux est très élevé. Peut-on résoudre le problème d’emploi des Libanais sans toucher aux droits des Palestiniens et des étrangers en général ?
Le problème du chômage au Liban est immense. Pour le traiter, il faut agir autrement. D’abord, il y a les 175 000 Palestiniens qui vivent au Liban, contrairement aux mensonges proférés par les politiques selon lequel ils seraient 400 000 voire un demi-million. Tous ces réfugiés dépensent dans le pays ; l’UNRWA et d’autres ONG, de l’aveu même du président des banques du Liban, rapportent plus de 2 milliards de dollars. C’est une poule aux œufs d’or pour ce pays. Donc l’apport de cette communauté est important. Il y a aussi beaucoup d’investisseurs palestiniens et s’ils se retirent cela affecterait dangereusement l’économie et les conséquences seraient graves pour le travail libanais.
Moi qui travaille dans ce pays, je connais et je me préoccupe de la situation de mes étudiants du fait qu’ils ne trouvent pas de travail après l’obtention de leur diplôme. Je ne comprends pas pourquoi on évoque le problème du chômage à chaque fois qu’on parle de paix sociale ; oui la question des Palestiniens est liée à la paix sociale au Liban. Mais on ne peut permettre que ces gens qui vivent ici depuis plus de 75 ans n’aient aucun statut juridique. Ils ont toujours travaillé au noir. Moi, en tant que Français, j’ai 100 fois plus de droits que les Palestiniens qui sont nés ici. Ce n’est pas normal. Ils sont moins que des étrangers et moins que des réfugiés.
Eux qui travaillent ici, sont-ils intégrés dans le circuit économique ?
Oui, tout à fait. Cependant, je reproche à l’OLP de ne pas avoir agi suffisamment pour défendre leurs droits . Ils ont toujours travaillé au black, que ce soit au sein de l’OLP ou de ses différentes factions, voire à l’UNRWA. Maintenant que l’OLP a retiré toutes ses capacités du Liban et les a mises au service de la Jordanie, nous pouvons le comprendre en partie seulement.
L’UNRWA, de son côté, n’emploie plus de Palestiniens en CDI ; de ce fait, nous allons vers des catastrophes dans les années à venir. Il y a beaucoup de personnes qui travaillent dans cette agence ; quand leur contrat se termine, elles n’ont pas de retraite ou si peu, ni aucune aide de nulle part. Auparavant, il y avait une émigration vers les pays du Golfe, mais elle n’existe quasiment plus. Il y avait une solidarité familiale qui a absorbé une grande partie de la pauvreté dans les camps. L’OLP n’existe plus la-bas, ni ses différentes factions. Cette situation est une menace sur la paix sociale au Liban.
J’aime tellement ce pays et que je dis, en tant que sociologue, qu’il court le risque d’une catastrophe gigantesque si personne ne se met à œuvrer pour trouver une solution.
Traduction Suzanne el Farra